Cet appel enfantin à l’imagination pour lutter contre « l’absurdité du monde » s’inspire du conte d’Antoine de Saint-Exupéry, Le Petit Prince. Le Petit Prince vit sur une planète minuscule, où il partage son temps entre la contemplation des couchers de soleils, l’entretien de sa rose, et celui de ses trois volcans, dont un éteint. Usé par les caprices de sa fleur trop fière, il quitte sa planète, et voyageant à travers l’espace, fait quelques rencontres pittoresques (avec un businessman, un allumeur de réverbère ou encore un géographe…) avant d’arriver sur Terre, au beau milieu du désert, où il rencontre le narrateur, un aviateur en panne. Il lui fait alors la fameuse requête : « S’il vous plaît, dessine-moi un mouton ». L’animal, une fois sur la planète du Petit Prince, mangera les pousses de Baobab qui menacent la planète d’explosion. Il est livré dans sa boîte, avec une muselière pour ne pas dévorer la rose. Après avoir raconté à l’aviateur ses errances sur Terre, aux cours desquelles il aura compris ce qui rend sa fleur « unique au monde » grâce aux conseils d’un renard « apprivoisé », le Prince, mordu par un serpent des sables, va pouvoir retrouver sa planète. L’aviateur a gagné par cette rencontre « des étoiles qui savent rire », parce qu’un Petit Prince invisible y demeure. Mais la peur mine la fin du conte, puisque le narrateur a oublié l’attache sur la muselière du mouton. La rose reste menacée de mort, et le mouton, loin d’être un symbole protecteur, devient soudain plus menaçant qu’il n’y parait.
Quelle solitude
De mourir
Sans certitude
D’être au moins
Une particule
De vie
Un point minuscule
Utile[1] à quelqu’un
Quelle solitude
D’ignorer
Ce que les yeux
Ne peuvent pas voir[2]
Le monde adulte
Isolé[3]
Un monde abrupt[4]
Et là, je broie du noir
Dessine-moi un mouton
Le ciel est vide sans imagination[5]
C’est ça
Dessine-moi un mouton
Redevenir l’enfant que nous étions
Dessine-moi un mouton
Le monde est triste sans imagination
C’est ça
Dessine-moi un mouton
Apprivoiser[6] l’absurdité du Monde
Quelle solitude
De se dire
Que la morsure
Du temps n’est rien
Le rêve est bulle
De vie[7]
Un bien majuscule
Utile au chagrin[8]
Déconfiture[9]
Des pépins
Mais je veux croire
En l’au-delà
Et vivre est dur
Toujours un choix
Mais je jure
Que le Monde est à moi
Il est à moi…
Il est à moi…
Il est à moi…
Il est à moi… Le Monde[10]
[1] « Je possède une fleur que j’arrose tous les jours. Je possède trois volcans que je ramone toutes les semaines (…). C’est utile à mes volcans, et c’est utile à ma fleur, que je les possède. Mais tu n’es pas utile aux étoiles » fait remarquer le Petit Prince au businessman.
[2] « L’essentiel est invisible pour les yeux, on ne voit bien qu’avec le cœur », explique le Petit Prince à l’aviateur, « ce qui embellit le désert, c’est qu’il cache un puit quelque part.».
[3] Le monde adulte est dit isolé parce qu’on s’y sent profondément seul. C’est cet état de solitude qui envahit le narrateur au début du compte, juste avant qu’il ne s’écrase dans le désert. On comprend que dans le conte, son isolement au milieu de nulle part est la représentation métaphorique de sa solitude parmi les hommes.
[4] Un monde donc à pic, escarpé, comme un obstacle, mais aussi un monde « à brute », un « monde brutal », comme dans Comme j’ai mal.
[5] Deux constructions sont possibles, « soit le ciel est vide et n’a pas d’imagination », soit « le ciel est vide si on n’use pas de son imagination ». On préfèrera la deuxième solution qui traduit le dénouement du conte de Saint-Exupéry : si l’aviateur n’accepte pas de se servir de son imagination, le Petit Prince est mort, tué par le serpent. Le ciel est vide, et le monde est triste. Si au contraire il accepte de le faire, il peut installer un rire enfantin dans les étoiles, et donner à la vie, voire à la mort, du sens.
[6] Le choix du terme « apprivoiser » dans ce contexte ne peut que faire penser au passage au le Petit Prince apprivoise le renard, qui devient son ami. Ici, il s’agit de se faire une amie de l’absurdité, c'est-à-dire de la comprendre, de l’accepter… Et donc de la transcender par l’imagination. Les mots se font rempart contre le sentiment de l’absurde.
[7] Ce rêve « bulle de vie » est troublant. La vie et le rêve sont en général opposés de manière radicale dans les textes de Mylène. C’est que la vie rêvée, imaginaire, est peut-être la seule vie qui soit effectivement viable. Du coup, cette bulle de vie n’en reste pas moins utile au chagrin, une fois le réveil venu.
[8] Ce couplet est en symétrie avec le second. L’adjectif majuscule est vu comme l’opposé du minuscule, traduisant une vision de la vie comme un langage, comme une phrase.
[9] Jeu d’homonymie « des confitures » qui vient faire écho avec l’idée des pépins. Le malheur de la vie se double donc d’un jeu littéraire qui par l’imagination évoque les paradis sucrés de l’enfance et des recettes de grand-mère. Mylène évoque le souvenir sucré du sirop d’érable comme un des rares restes de sa jeunesse, et l’enfance est indéfectiblement liée à l’image grand-maternelle, figure protectrice mais morte dans Lisa-Loup, apaisante dans la biographie farmerienne, mais qui apaise en amenant au cimetière. C’est cette même ambiguïté que le texte exprime ici.
[10] La répétition a ici valeur incantatoire, elle vise à rendre vraie l’affirmation, mais aussi, plus directement (performativement pour reprendre le lexique des grammairiens), elle est un moyen de s’approprier le mot « Monde », qui acquiert ici une majuscule le mettant ainsi en relief dans le texte.